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         J'ai très peu connu Grand-mère Gagnon puisque je n'avais que cinq ans lors de son décès. Tout de même j'ai quelques souvenirs personnels. Ainsi je me rappelle qu'elle allait vivre soit chez sa fille Arzéline, Madame Alfred Bouffard, à Arthabaska ou chez nous à Tingwick. Chez notre tante, il y avait de grands enfants alors que chez nous la maisonnées était encore jeune. Le déménagement se faisait en charrette l'été et en bobsleigh durant l'hiver. Papa attelait deux chevaux et, avec Grand-mère, on apportait tout son ménage: lit avec bas de lit en dentelle, commode, valise, berceuse avec dossier et coussin, même le vase de nuit et son couvercle. En ces années, on ne connaissait pas les toilettes à eau; le jour, il fallait aller à la "bécosse" dehors; la nuit, sur le vase de tout le monde. Un jour que Grand-mère nous revenait "pour tout de bon", disait-elle, nous l'entourions avec bonheur à son arrivée. Tout à coup, très fatiguée du voyage sans doute, elle tomba assise sur une berceuse. Malheur!, sur le coussin de cette chaise dormait au soleil le petit chat d'Oscar, mon frère. Du coup, Grand-mère qui était grasse et lourde, l'écrasa à mort. Déluge de larmes chez le jeune garçon de six ou sept ans. Il fallut que papa lui promette un autre chat encore plus beau et pour bientôt. La chambre de Grand-mère était comme un sanctuaire, n'y entrait pas qui le voulait. Je me souviens avoir pleuré pour y entrer mais je pense que c'était surtout pour avoir du sucre d'érable qu'elle gardait en réserve et qui m'attirait. Aujourd'hui j'admire cette femme grisonnante qui se prêtait volontiers pour amuser les enfants, qui tricotait pour nous, qui se fâchait aussi parfois mais que maman protégeait toujours beaucoup et de temps à autre à nos dépens, ce que nous ne comprenions pas toujours. Ce qui est certain, c'est que les grands-parents sont des bénédictions pour les familles surtout quand ils savent égrener leur chapelet comme le faisait si bien notre grand-mère.

        Je me souviens également de ces jours si tristes où la maison s'emplit de monde le jour et la nuit. C'est que "Memére" était là couchée sans vie sur des planches recouvertes de draps blancs. Un suaire (linge blanc de toile mince) lui couvrait la figure, robe noire, bas noirs sans chaussures, mains jointes et un chapelet blanc entre les doigts. Des draps blancs couvraient les murs de sa chambre dont on avait retiré tous le meubles. Un cierge allumé tremblotait près du lit funèbre. Toutes les demi-heures, parents et voisins se mettaient à genoux, on retirait le suaire pour découvrir la figure et on récitait un chapelet. Puis on continuait de jaser à voix basse, les hommes ensemble et les femmes de même. À minuit, on prenait un réveillon de sandwiches et on buvait du thé. Le matin des funérailles, on apportait le cercueil pour y déposer la défunte. Grand-mère, comme son mari, fut inhumée au cimetière d'Arthabaska. "Memére", continuez de veiller sur nous tous du Paradis où nous aimons vous voir. Ici-bas, elle avait atteint la fin de ses jours, âgée de soixante-cinq ans. C'était le 4 décembre 1912.

        Revenons en 1904. Huit ans après son mariage, Irénée avait déjà refermé trois cercueils d'enfants et sa femme mourra en donnant naissance à deux jumeaux qui mourront eux aussi et seront placés dans le même cercueil, celui de leur mère; c'était le 26 avril 1898. Notre père demeurait à Central Falls, les restes mortels des trois jeunes enfants reposent dans l'un ou l'autre cimetière de cet endroit. Pour ce qui est de sa femme Sara, j'ai lui l'an dernier (été 1989) qu'elle mourut à Woonsocket, R. I. - sans doute dans un hôpital - et qu'elle fut inhumée à Arthabaska où demeuraient ses parents. Veuf à vingt-cinq ans, seul avec une petite fille qui